Très tôt, en digne fille de cheminôt, j'ai su prendre le train seule et partir retrouver ma famille paternelle où je n'ai jamais connu autre chose que la liberté totale, la tendresse inconditionnelle et le rire de mon oncle.

De la gare je montais dans le car qui me déposait d'abord, seule obligation qui me coûtait, j'ai oublié pourquoi, à chaque fois une crise d'urticaire , dans le village de mes grands-parents maternels. Que je quittais dès que possible avec le même car, c'est à dire le lendemain. Et après neuf kilomètres, je descendais fièrement à la croisée des chemins, en route pour le village d'une cinquantaine de personnes où je devenais "la fille du Joseph", ce qui me remplissait de joie et d'émotion. J'oubliai instantanément la petite fille qui avait deux petites soeurs et des responsabilités, des corvées à accomplir, un territoire à partager." La fille du Joseph" devenait fille unique, prête à concèder toutefois à son grand frère de retour de colonie de vacances, un droit de complicité en tant que " fils du Joseph."

Il fallait faire un kilomètre à pieds par la route traversant un bois, à mes yeux une immense forêt, et, après la maison d'un grand-oncle "le Chonchon", je me sentais enfin arrivée chez moi sitôt atteint le lavoir, et la forge d'un parent.Un homme immense nommé " le Cyclope", portant un tablier de forgeron , que je ne me souviens pas avoir jamais osé regarder dans les yeux tellement son nom m'effrayait! Je préfèrais nettement son fils, "le Bébert de la Piquette "aussi grand que son père mais d'une minceur rassurante...

Et débutaient des vacances où je vivais enfin ma vraie vie, où tout n'était que bonheur et liberté.

Le matin réveillée par les chants d'oiseaux, je paressais dans un grand et haut lit dans lequel je dormais avec une de mes tantes, qui, la pauvre, partageait ainsi mes nuits agitées par la torture de l'urticaire...Elle qui venait passer ses vacances à aider à la ferme et se levait fort tôt.

Si pour mon malheur mon frère et mon cousin étaient réunis, avant les chants d'oiseaux, le réveil était davantage provoqué par leurs sauvages cris de joie quand ils arrivaient en douce pour me surprendre et tenter de m'étouffer sous un immense édredon de plumes!

La seule fois où je les ai poursuivis de ma vindicte dans la cuisine, je me suis heurtée au seul interdit de cette maison: la colère n'y était pas admise!

Pour le reste je pouvais à loisir jouer avec de la farine et de la craie et faire cuire des "gâteaux" que mon oncle et mes tantes faisaient semblant de goûter, colorer les cornes de ma vache préférée en bleue et appeler à grands cris mon oncle pour qu'il vienne constater que "la" Bobine avait une maladie bleue, ce qu'il faisait toujours avec le plus grand sérieux.! Et je leur suis reconnaissante de ce temps qu'ils prenaient pour moi, quelque soit la tâche à laquelle ils étaient occupés. Je les "aidais" aussi de mon mieux, du haut de mes huit ou neuf ans, avec un rateau en bois deux fois plus grand que moi, dans la bonne odeur de foin coupé, de luzerne fraichement fauchée.Toute activité devenait jeu , m'essayant à la conduite du tracteur, nourrissant les lapins, les poules,accompagnant mon oncle quand il allait dans les pâturages chercher les vaches pour les mener à l'abreuvoir, avant de les rentrer à l'étable pour la traite , qu'il effectuait à la main bien sûr, avec sa femme et sa soeur. Sous leur surveillance je brossais, étrillais et ils m'apprenaient à reconnaitre les signes d'humeur ombrageuse d'une ou deux vaches dont je ne devais pas m'approcher. Ils me racontaient des histoires, l'enfance de mon père,ses frasques, unis tous par un amour qui me semblait à l'époque aller de soi et dont je mesure aujourdh'ui le caractère exceptionnel.

Cet oncle,mon tonton Guignol au visage très tôt étoilé par les rides du rire, sera toujours pour moi associé à la joie et à la confiance. Lui qui a été capable de descendre dans un fosse à purin vide pour y secourir un chaton dont j'avais entendu le pathétique miaulement de détresse. Et ma tante qui n'a pas hésité à faire du bouche à bouche au chat secouru, pendant que sa belle soeur s'occupait du héros blanc comme un linge!

Il me montrait les dangers du grenier à foin sans pour autant m'en interdire l'accès, veillant simplement à ne jamais laisser trainer de fourche, s'extasiait devant ma force quand je l'aidais à décharger foin ou luzerne, applaudissait quand j'exhibais fièrement ce que je pensais être de la corne sous un doigt et qui n'était peut-être qu'une verrue!

Je partageais avec lui un amour du chocolat qui nous réunissait, complices devant un majestueux placard possédant une cachette secrète!

Dans la cuisine il y avait une pompe à eau que j'actionnais de mon mieux mais sans doute discrètement aidée par une main secourable. Et il y avait une cuisinière à bois derrière laquelle je cachais les chats que ma tante ne tolèrait pas d'habitude et il riait, complice encore!

Sa soeur, que j'appelais Cadichon parce qu'elle me portait volontiers sur son dos en me disant que je n'étais pas plus lourde qu'une grenouille ,se souvenait alors comment mon père, enfant, faisait la même chose pour les chats, et me racontait son amour inconditionnel pour les animaux qui me rendait si fière d'être la fille de Joseph!

Il y eut un jour mémorable où tonton Guignol transgressa splendidement la règle de non-colère...et ce souvenir nous enchante encore mon frère et moi. C'était un jour d'été, un jour important de grands travaux à la ferme. Et la presse, cet engin incompréhensible et effrayant était en panne. Quelle colère magnifique a fait exploser mon oncle! Il s'est mis à jurer en courant à droite et à gauche avec ses gros souliers ferrés qui ont dû faire des étincelles à cette occasion.

"Mille milliards de milliards de milliards. de milliards de milliards de!...."

De quoi ? De vaints Dieux? De vindioux? J'ai oublié, mais je sais qu'il y avait une foule de jurons bien sentis envers un certain boulon qui avait traitreusement lâché, et nos oreilles d'enfants n'en perdaient pas une miette, prudemment cachés derrière une charette!

Ah quel merveilleux souvenir cette magnifique et grandiose colère!

Ah qu'elle résonne encore bellement et souligne avec éclat le bonheur d'avoir partagé quelques trop brefs étés avec cette famille qui nous a simplement laissés prendre toute notre place d'enfants auprès d'elle!

Point d'orgue à ces moments d'insouciance, à ces vacances en enfance que je voudrais pouvoir léguer à mes enfants comme le seul patrimoine méritant ce titre...à mes petits loups, fils de "la fille du Joseph"....

A la mémoire d'oncle Georges qui vient de nous quitter, et à la mémoire de Joseph

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Vacances en enfance